11 – UNE BONNE FARCE
Étrange cavalier.
Après un temps de galopade folle, où il avait fait preuve d’une extraordinaire habileté pour diriger sa bête, la relever quand elle butait aux pierres du chemin, la calmer quand elle s’effarait d’un aspect plus sinistre du paysage, il venait, reprenant rudement les rênes, de se mettre au pas.
Le cheval qu’il montait, impétueux, ardent, acceptait mal cette allure tranquille, mais son maître devait être un cavalier hors ligne, car indifférent à ses révoltes frémissantes, il le maintenait sans apparence d’effort, le forçait à se plier à son caprice.
Les lieux par lesquels passait ce cavalier eussent encore ajouté à l’épouvante que pouvait causer sa seule apparition : Ravins, collines, rivières desséchées avec, par endroit, des blocs de rochers, écroulés de la montagne, obstruant le chemin ; ailleurs, un torrent qui coupait la route, se ruant aux bords escarpés de son lit dévalant avec fracas, pour se perdre, plus loin, dans une vallée.
Mais le cavalier connaissait, probablement pour l’avoir maintes fois suivie, la route qu’il avait empruntée cette nuit. C’est avec une main ferme qu’il dirigeait sa monture, il ne paraissait avoir aucune difficulté à s’orienter et, ne prenait souci de rien, sauf des trois bêtes qu’il sifflait par moments, et par moments encore, encourageait de la voix :
— Taïaut ! petits ! là ! c’est beau ! et n’aboyez pas !
Les chiens, superbes bêtes, comprenaient avec une intelligence quasi-humaine les recommandations de leur maître. À sa voix, de brefs frissons leur couraient le long de l’échine. Leur tête féroce se levait vers lui, dans leurs yeux un regard d’affection brillait et puis ils sautaient vers lui comme pour quêter une caresse, une flatterie de la main, et cela en poussant un court grognement rauque qui, sans doute, affolait le cheval, car la bête alors pointait, ruait et force était au cavalier de la calmer, de la pousser en avant en usant de toute sa vigueur.
— Drôle d’endroit ! drôle de course disait à haute voix le cavalier, qui maintenant souriait presque. Je me demande si je n’ai point tort de faire ce que je vais faire et si je n’emploie pas des moyens trop romanesques. J’aurais pu déposer ma trouvaille chez lui. Mais serait-ce prudent ? Il hospitalise sans cesse n’importe qui. Si par hasard il n’était pas seul cette nuit je risquerais de lui faire cette restitution pour qu’un autre en profite. Tant pis, je vais l’intriguer un peu. Le jeu en vaut d’ailleurs la peine.
Le cavalier soudain interrompait son monologue brutalement, il venait d’arrêter sa monture, net, au tournant d’un ravin.
— Tiens ! fit-il presque à voix haute, je suis arrivé ? c’est curieux comme la nuit les distances paraissent plus courtes que le jour. J’étais si absorbé par mes réflexions qu’en vérité je ne me doutais nullement que j’étais déjà au carrefour. Allons ! Décidons-nous…
D’un mouvement souple, d’un saut léger qui eût prouvé à qui ne s’en serait pas encore aperçu qu’il était jeune, très jeune, le mystérieux cavalier qui ce soir-là chevauchait sur les plateaux déserts des collines qui avoisinent la ville de Durban, descendit de cheval.
Il réfléchit quelques instants.
Puis, de l’une des fontes de la selle il tira une longe, la passa à la gourmette du mors, puis il attacha l’extrémité de la corde à la branche basse d’un arbre.
— Là, mon ami, déclara-t-il, et tâchez de ne point hennir.
Son cheval attaché, le cavalier maintenant s’occupa des chiens. Il les siffla, les rassembla : en un tour de main il passa au collier des trois superbes animaux une autre corde, qu’il attacha aussi à un arbre voisin.
— Et maintenant nous allons rire, s’écria le cavalier de la nuit.
Ses chiens attachés, il revint vers son cheval et ouvrit soigneusement un paquet pris au trousquin de sa selle. Ce paquet défait, il alla le faire flairer aux chiens…
— Voyez cela, mes petits amis, leur dit-il, à voix basse et comme persuadé que les bêtes devaient comprendre ses paroles, c’est de la viande, de la bonne viande, et comme il y a toute une journée que vous n’avez mangé, j’imagine qu’elle vous fera plaisir.
Le cavalier tenait, en effet, un quartier saignant de viande rouge. S’éloignant alors des chiens qui tiraient sur la corde, le cavalier se dirigea alors vers une maison noyée dans l’ombre, une ferme, une cahute plutôt. Le cavalier s’en approcha, prenant garde de ne faire aucun bruit.
Il ne manifesta d’ailleurs aucune hésitation et, d’une main sûre, il décrocha la cheville de bois qui retenait les volets.
— C’est sa chambre, murmura-t-il, et il passa la tête par la fenêtre :
À droite, contre le mur, une table. Plus loin, une chaise sur laquelle des vêtements étaient posés. Enfin, au fond de la chambre un lit, un grabat plutôt.
Un homme sommeillait lourdement.
— Quel réveil il va avoir, pensait le cavalier.
Et, disant cela, le jeune homme avait jeté à l’intérieur de la pièce, le quartier de viande qu’il tenait toujours. Le dormeur ne s’était pas réveillé.
Ce devait être ce qu’avait espéré le cavalier car il se frotta les mains, satisfait, cependant qu’une sorte de rire muet lui éclairait le visage :
— Mon vieux Jupiter, dit-il à mi-voix, dans cinq minutes vous allez avoir grand peur, mais dans une demi-heure, j’imagine qu’un autre sentiment va s’emparer de vous.
***
Étrange type que le bon nègre Jupiter, ami de la famille Hans Elders. La nature qui l’avait doué d’une force herculéenne, l’avait, en même temps, doté de cette sorte de bonhomie enfantine, de cette naïveté du Bon Noir des légendes.
Jupiter, enfant du hasard, qui n’avait jamais connu très exactement ses parents, s’était élevé un peu tout seul. De bonne heure il avait été, au cours d’une razzia, emmené loin du village cafre où il avait vu le jour.
Jupiter, dans la bonne, comme dans la mauvaise fortune, était resté le même. Son égalité d’humeur était parfaite et il était toujours enjoué malgré tout.
Il avait, à vrai dire, des colères terribles, des paroxysmes de chagrin et de désespoir, mais l’espace d’un quart d’heure. Jupiter tenait à bien manger, à mieux boire, à dormir tranquille, il n’aimait pas exagérément travailler, et n’eût été l’amour ardent qu’il professait pour ce qu’il appelait son noble métier de boxeur, il aurait passé sa vie dans un farniente tranquille, dans une oisiveté monotone et plaisante.
Jupiter pourtant avait éprouvé un violent chagrin, lorsqu’un voleur inconnu l’avait dépouillé de la riche bourse de son dernier match. Mais, une heure après le vol, il n’y songeait même plus.
On lui avait dérobé sa bourse, c’était vrai, mais il lui restait en somme une parure de chemise, ainsi que le bracelet d’or, et Jupiter qui ne connaissait pas exactement la valeur de l’argent, n’était pas éloigné de considérer qu’il était préférable qu’on lui eût volé les cent mille francs plutôt que son bijou qui valait une fortune.
Jupiter n’avait donc perdu ni le boire ni le manger. Moins encore, il n’avait pas perdu ses qualités de dormeur extraordinaire.
Et dans son lit, dans la cahute qu’il occupait, une cahute qu’il avait élevée lui-même, on ne savait trop pourquoi dans ce ravin isolé, il dormait béat, en homme qui n’a aucun souci et qui rêve à un festin gigantesque.
Et dans ce rêve d’un bonheur fou, Jupiter à l’imagination gargantuesque, goûtait des plaisirs impossibles et irréels…
Soudain, comme il était en train d’attaquer un pâté énorme où quelque cuisinier avait, dans une pâte croustillante et dorée, enfermé un mouton entier, il sursauta… des cris rauques avaient retenti, il avait senti sur son corps quelque chose de lourd et de remuant s’abattre par trois fois.
Il ouvrit alors les yeux, il distingua dans la pénombre trois êtres noirs qui sautaient, dont l’un bondissait sur sa table, dont l’autre trépignait sur son lit, dont le dernier, dans une course circulaire sur le plancher, renversait les chaises, dispersait les vêtements, le tout en poussant des grognements épouvantables.
Et c’est alors que Jupiter sauta hors de son lit.
Il cria au secours.
Comme si sa voix avait excité les mystérieux visiteurs, ceux-ci s’étaient précipités vers lui en poussant des cris atroces.
Jupiter, bousculé, chancela, renversa le lit. Et ce fut le signal d’une scène horrible.
Le point d’appui qu’il cherchait lui avait fait défaut, Jupiter s’étala de tout son long sur le plancher en poussant des cris :
— Li être des diables…
Il criait et les chiens s’énervaient, se disputaient, sautaient, bondissaient. Jupiter s’étant dépêtré tant bien que mal de sa paillasse et des couvertures qui l’avaient à moitié enseveli dans leur écroulement, se trouva soudain nez à nez avec ses agresseurs :
— Li être pas des diables, fit-il, en soufflant un peu, li être des chiens.
C’étaient en effet les trois grands chiens du mystérieux cavalier – qui avaient bondi à l’intérieur de la case et réveillé le bon Jupiter. Par bonheur ces chiens n’étaient pas féroces. Jupiter qui venait d’enfiler un pantalon, constata qu’ils avaient l’air de se disputer quelque chose. Et soudain sa face s’éclaira : un farceur lui avait joué un mauvais tour. Mais qui pouvait être ce farceur ? Jupiter acheva de s’habiller, puis courut à la porte de sa case.
— Hello, cria-t-il, qui être là ? qui s’avoir moqué de Jupiter ?…
Une voix avait répondu :
— Par ici, Jupiter, par le sentier creux.
— Toi, être un farceur, mais moi attraperai toi et moi te tirer les oreilles ensuite.
Et il était beaucoup plus près de rire que de se fâcher. Jupiter d’ailleurs, à un rayon de lune, apercevait le sol du sentier. Il avait plu peu avant et des traces fraîches y apparaissaient. Des traces de fers de cheval…
Jupiter en conçut une violente colère…
— Toi être à cheval et moi à pied.
Mais il n’en continua pas moins à courir. Jupiter, quelques instants après courait même à perdre haleine, coudes au corps, tête basse, comme pris d’une terreur subite. Le noir, en effet, n’était pas rassuré. L’aventure se compliquait. Voilà qu’un nouveau coup de sifflet avait retenti dans la nuit, un coup de sifflet, auquel des aboiements avaient répondu. Jupiter qui tout d’abord n’avait imaginé qu’une très anodine plaisanterie, avait été fort effrayé de voir arriver, galopant vers lui et suivant le sentier creux, les trois chiens qu’il avait laissés dans sa case, en train de massacrer son mobilier.
Or, Jupiter, sans qu’il eût besoin de réfléchir longtemps, avait immédiatement compris la situation. Il était entre les chiens et leur maître. Il était dans un sentier encaissé où il avait juste la place de passer par endroits. Si les chiens voulaient le devancer, ils allaient infailliblement le renverser, le piétiner, le mordre peut-être.
Pour éviter semblable aventure, il détalait de toute la vitesse dont il était capable. Le noir par bonheur, avait une certaine avance sur ses poursuivants. Il atteignit bientôt la sortie du sentier, il déboucha sur la plateforme constituant le promontoire entouré par la mer…
— Ouf, fit-il.
Mais sentant les chiens sur ses talons, il n’en continua pas moins d’avancer.
Or, comme le noir avait parcouru une centaine de mètres, voilà qu’une découverte ahurissante le laissait immobile, muet de stupéfaction, cloué sur le sol, eût-on dit… De l’endroit où il était arrivé, Jupiter pouvait apercevoir la totalité ou presque du petit cap…
Jupiter était persuadé que là enfin il allait rejoindre celui qui lui avait joué la sotte plaisanterie dont il était victime, mais un coup d’œil lui avait permis de se rendre compte qu’aucun être humain ne se trouvait sur le promontoire. En revanche, quelque chose s’y voyait qu’à coup sûr le noir ne s’attendait pas à trouver.
— Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ?
Et c’est à pas précautionneux que Jupiter s’approcha d’une lanterne. Oui, d’une lanterne toute allumée, posée sur le sol et qu’il venait de découvrir. Jupiter n’était plus qu’à quelques mètres de la mystérieuse lumière, quand soudain il s’arrêta, se retourna :
— Et les chiens, fit-il, où li être ?
Les chiens débouchaient du sentier. Jupiter pensa fuir plus loin, mais à ce moment un nouveau coup de sifflet retentit et après avoir marqué un temps d’hésitation, les braves bêtes, d’un seul mouvement, abandonnaient la poursuite du noir, pour bondir à travers les rochers et disparaître dans la nuit.
— Moi, pas comprendre. Pas comprendre du tout, murmura Jupiter qui, haletant encore, essoufflé par sa course rapide, sentait ses jambes vaciller sous lui…
Et, débarrassé des chiens, il recommença de s’avancer vers la lanterne. Le brave noir fit quelques pas, puis, soudain lança un véritable gloussement de joie…
Jupiter venait d’apercevoir, posé sur le sol, près d’elle, dans la lueur jaune de ses rayons un portefeuille, un portefeuille rouge. Que contenait-il ? Jupiter avidement ramassa la pochette, l’ouvrit et roula des yeux joyeux et effarés. De ce portefeuille il venait de tirer toute une liasse de billets de banque.
De longues minutes durant, Jupiter demeura immobile, ahuri, cherchant à rassembler ses idées. Les chiens… le cavalier… les sifflets… la lanterne… les billets de banque… tout cela lui tourbillonnait dans l’esprit. Et puis il comprit…
Et pris d’une envie impérieuse de manifester son contentement devant ce coup du sort qui lui permettait de rentrer ainsi, à une heure où il ne s’y attendait certes pas, en possession de la petite fortune dont il avait été dépouillé, Jupiter dansa une gigue effrénée.
***
— On ne passe pas.
— Moi, pas pouvoir passer ?
— Non, je vous dis qu’on ne passe pas.
— Mais pourquoi ? Moi être Jupiter, le noir…
— Oui, oui, ça va bien. Vous êtes l’homme qui s’est sauvé du bateau.
— Moi, m’être sauvé du bateau ?
— Allons, allons, fais pas l’imbécile. Si tu avances d’un pas, mes hommes tirent sur toi, c’est compris ?… vous autres en joue…
Il était décidément écrit, sur les tables que le malheureux Jupiter n’aurait pas une minute de paix.
Comme il avait enfin serré dans sa poche le portefeuille si mystérieusement retrouvé, voilà qu’au débouché du promontoire il se heurtait à une troupe de soldats qui, commandée par un jeune officier, lui interdisait absolument de quitter la presqu’île.
Et le brave noir, sentait croître en lui, en même temps qu’une grosse envie de fondre en larmes, une colère furieuse qui lui faisait serrer ses énormes poings et les brandir dans un geste de menace.
Mais s’il ne comprenait rien aux paroles de l’officier, Jupiter en revanche, saisissait fort bien la signification du geste des soldats…
Voilà qu’on le couchait en joue ?
Tournant sur ses talons, Jupiter s’enfuit en courant. Puis une formidable explosion retentit.
Jupiter, d’effroi s’en étala de tout son long sur le sol…
Il y resta quelque temps sans oser bouger. Il se demandait à lui-même s’il était mort. Mais il avait si peur qu’il se rendit à l’évidence qu’il était vivant. Il tourna la tête, il regarda dans la direction où devaient être les soldats. Il murmura :
— Li ont fait sauter un rocher pour empêcher que pauvre noir passe. Alors ? Alors, moi être prisonnier ?
Jupiter ne se trompait pas.